https://www.mediapart.fr/journal/france/190519/faire-le-pari-de-la-societe-contre-la-politique-du-pireFaire le pari de la société contre la politique du pire19 mai 2019 Par Edwy PlenelPlutôt le Rassemblement national que le mouvement social ! Après les avoir violemment réprimés, Emmanuel Macron entend congédier les « gilets jaunes » par la promotion électorale de l’extrême droite en seul adversaire de sa politique. Cette politique du pire est un hommage paradoxal à la nouveauté démocratique et sociale du mouvement.Pierre Mendès France, dont le relatif libéralisme économique s’accompagnait d’un fort libéralisme politique, refusant toute réduction de la volonté populaire au pouvoir d’un seul, s’inquiétait de l’avènement durable de cette « tyrannie douce » qu’évoquait avec prescience Alexis de Tocqueville, celle où « les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y retourner ».
« La démocratie, ajoutait Mendès, c’est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité : c’est un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire ; c’est un code moral. »
Emmanuel Macron parle un tout autre langage, dont le refrain donne congé à la mobilisation et à la délibération populaires, remplacées par la seule délégation de pouvoir offerte, via l’élection, à un chef et à une élite d’experts, seuls dépositaires du savoir.
Ses derniers propos, en forme d’acte de décès des « gilets jaunes », l’ont de nouveau illustré. « La démocratie, ça ne se joue pas le samedi après-midi », a-t-il déclaré à Biarritz le 17 mai, affirmant qu’« il n’y a plus de débouché politique » au mouvement social qui secoue la France depuis six mois, sauf à ce qu’il se traduise en offre électorale.
Ni libérale ni progressiste, contrairement à ses dires, la présidence Macron est ainsi, par sa vision de la politique et par son exercice du pouvoir, à mille lieues de la hauteur démocratique mendésiste.
Du 17 novembre 2018 au 17 mai 2019, un semestre de mouvement des gilets jaunes l’aura amplement démontré : affirmation de la seule légitimité présidentielle, diabolisation de l’expression des minorités, refus de toute consultation démocratique (dissolution ou référendum), remise en cause du droit de manifester, répression policière sans frein ni relâche, confiscation du débat national par l’exécutif, accumulation de mensonges partisans, propagande grossière sur les réseaux sociaux, discours empreints de morgue sociale, indulgence pour les puissants et indifférence aux faibles, soutien sans faille aux frasques de Benalla et consorts, caporalisation de la majorité parlementaire, mainmise renforcée sur le parquet judiciaire, mépris pour les oppositions politiques, défiance de la presse libre et indépendante…
Le résultat de cette fuite en avant est qu’au lieu de faire reculer l’extrême droite contre laquelle il fut élu en 2017, le pouvoir lui fait la courte échelle en l’adoubant comme seul adversaire autorisé de sa politique. Loin de chercher des alliés dans la dynamique démocratique et sociale venue de la société elle-même, il lui tourne le dos, se privant du seul levier disponible pour construire un rapport de force solide et durable face à la montée, dans toute l’Europe, de régressions identitaires et autoritaires.
Pis, il les légitime en concédant du terrain à leur hégémonie idéologique par ses propres reculs sur la vitalité des idéaux républicains, que ce soit la liberté (les droits fondamentaux), l’égalité (les injustices sociales) ou la fraternité (l’accueil des migrants).
En temps d’incertitude et de doute, ce clair-obscur où un vieux monde n’en finit pas de mourir tandis que le nouveau tarde à naître, les solutions, émancipations nouvelles et résistances créatrices, ne peuvent venir que de la mobilisation de la société. À l’inverse, c’est en la congédiant au nom de l’ordre établi, qui plus est un ordre de propriétaires et de privilégiés, qu’à coup sûr, la démocratie recule, s’affaiblit et renonce.
Récidive 1938, l’essai récent de Michaël Fœssel (chroniqué ici et interviewé là sur Mediapart), l’a rappelé fort à propos, montrant comment, deux ans après le Front populaire et deux ans avant la capitulation pétainiste, la IIIe République s’était déjà rendue parce qu’elle avait choisi de « se défendre en empruntant les armes de ses adversaires les plus acharnés ».
Le pouvoir d’Emmanuel Macron ne doit son apparente stabilité qu’à la forteresse institutionnelle du présidentialisme, précisément instauré en 1958 pour éviter la traduction politique, via le parlementarisme, des mouvements de la société. Mais cette tour d’ivoire l’isole plutôt qu’elle ne le protège.
La preuve en est que, politiquement, ses deux ans de présidence l’auront rapidement rabattu sur un vieux monde politicien, petite cohorte d’ex-socialistes en déroute et en perdition, à l’instar de Christophe Castaner (ministre de l’intérieur), Richard Ferrand (président de l’Assemblée) ou Jean-Yves Le Drian (ministre des affaires étrangères, évoqué comme un possible premier ministre de rechange).
Enfermé dans sa solitude, ce pouvoir est ainsi devenu une digue immensément fragile face à la montée de l’extrême droite qu’il avait reçu mandat d’endiguer. À tel point qu’il n’a plus d’autre argument que de crier au loup nationaliste pour se légitimer de nouveau après avoir lui-même perdu l’électorat contraint qui, le 7 mai 2017, faute d’alternative, l’avait élu pour tenir ce danger à distance.
Sa faute, engageant sa responsabilité historique face aux périls qui menacent, aura été de se défier de sa propre société, au point de la mépriser, de la réprimer et de la congédier. Elle s’est accompagnée d’un aveuglement volontaire face à la nature inédite et inventive d’un mouvement social sans précédent connu et sans doute précurseur (lire l’entretien de Joseph Confavreux avec le politiste Samuel Hayat).
La persistance des gilets jaunes, qui ne se mesure pas qu’aux chiffres des manifestations du samedi, a confirmé les hypothèses initiales formulées dans La Victoire des vaincus, nées des reportages du terrain et confortées par l’expression de ses acteurs (voir les textes et documents rassemblés par Patrick Farbiaz aux Éditions du croquant).
À rebours des préjugés conservateurs ou avant-gardistes qui, à droite comme à gauche, s’empressaient d’enfermer le mouvement dans un cadre déjà établi et un futur déjà écrit, nous avions entrevu la dynamique interne d’une mobilisation dont le ressort était égalitaire, la menant de l’injustice fiscale à la revendication démocratique, en passant par les questions sociales.
De fait, l’extrême droite partisane a rapidement déserté le mouvement, l’estimant récupéré par les gauches radicales, tandis que pas un seul instant l’agenda identitaire, d’exclusion xénophobe des migrants et de chasse au bouc émissaire musulman, n’est venu polluer l’expression politique collective des gilets jaunes, notamment lors de leurs assemblées des assemblées à Commercy, puis à Saint-Nazaire. Non pas qu’il n’y ait pas, comme lors de tout surgissement populaire dont aucune organisation n’est maître, des préjugés ancrés chez certains de ses acteurs, voire des votes accordés hier à l’extrême droite.
Mais la politisation interne du mouvement les a marginalisés, relativisés ou étouffés, en imposant un agenda émancipateur, celui de l’égalité des droits, sans distinction de naissance, d’origine, de condition, de diplôme et, par conséquent, sans distinction non plus d’apparence et de croyance, de sexe ou de genre…
S’y est ajouté l’effet agrégateur des solidarités provoquées par la répression policière, les primo-manifestants gilets jaunes découvrant qu’ils subissent le sort ordinaire des jeunesses des quartiers populaires et les militants de l’urgence climatique se découvrant fichés comme les supposés hooligans du football (voir notre Mediapart Live exceptionnel sur le droit de manifester).
Sociologues et historiens du présent s’attachent d’ores et déjà à le documenter (lire l’article de Lucie Delaporte et Mathilde Goanec) : les gilets jaunes sont le premier mouvement social de notre crise de civilisation où s’entremêlent défi écologique, exigence sociale et nécessité démocratique.
Leur démarche de désobéissance civile a pris pour emblème un signal d’alarme faisant partie du quotidien – le port d’un gilet de sécurité et de protection – et pour lieu des ronds-points où l’on ne peut d’ordinaire s’arrêter, soudain subvertis en endroits où l’on se pose pour se rassembler, discuter et partager. Ils ont ainsi d’emblée choisi comme cible de leur protestation les flux d’une économie marchande de la vitesse et de la consommation, de l’oubli et du gâchis.
Ralentir, prendre le temps, fraterniser sans exclusive, sortir de sa solitude, partir du vécu de chacun·e, investir les routes, tenter de bloquer l’économie en s’attaquant à la circulation des marchandises, etc. : nul doute que ces formes d’action, qui unifient au-delà des entreprises, du travail et du salariat, inaugurent une nouvelle ère des mouvements sociaux, plus inclusive et plus rassembleuse, ouverte à des acteurs qui en étaient hier exclus, isolés ou ignorés, en s’ancrant résolument dans leur vie la plus quotidienne.
Le ressort premier de l’engagement n’est plus une promesse abstraite d’un devenir meilleur, mais la réalité concrète d’un vécu insupportable.